Le classement de Saint-Emilion est annulé - 1er juillet 2008

Le classement des grands vins de Saint-Emilion vient d’être annulé - le 1er juillet 2008 - par le Tribunal administratif de Bordeaux. Chacun y va de son commentaire, mais peu de personnes ont lu le règlement des candidatures au classement de Saint-Emilion et se sont posées les questions des motivations, de l’utilité et des défauts du classement.

 

En 1855 les courtiers et les négociants de Bordeaux avaient créé pour leurs propres besoins un outil de travail qui était une cote des grands vins de la rive gauche de la Garonne et de la Gironde, du Médoc principalement. Le constat était : produire un grand vin coûte cher, et la qualité, puis la réputation, sont proportionnelles aux prix. Ce système qui, à la longue, pouvait paraître un avantage-acquis, a été en réalité confirmé, année après année, par les courtiers qui passent les ordres d’achats pour le compte des négociants. Les prix atteints sont donc la conséquence de deux facteurs : la qualité et la réputation. Parfois, et je n’en citerai aucun, des châteaux ont fait preuve d’un laisser-aller et la qualité de leurs vins s’en est ressentie. Les sanctions du marché ont été rapides. Les courtiers, dégustateurs professionnels dont le travail est conditionné par la qualité de leurs dégustations, ont fait chuter les cotes de ces vins car les acheteurs se faisaient plus rares. Ainsi l’avantage acquis n’existe pas dans ce métier. En conclusion le classement du Médoc et des environs a finalement assuré sa crédibilité à long terme, d’une part sur des terroirs qui ne peuvent s’échapper de dessous les châteaux, et d’autre part par la sanction des dégustations annuelles du dernier millésime à l’occasion des ventes en primeurs.

 

En 1955 à Saint-Emilion, le Conseil des Vins de Saint-Emilion (qui s’appelait à l’époque et jusqu’à récemment Syndicat Viticole de Saint-Emilion) a voulu faire un classement qui ne semble pas reposer sur un avantage-acquis et a décidé de revoir son classement tous les dix ans. A l’expérience ce classement a révélé de nombreux défauts car il n’avait pas le côté pragmatique du classement du Médoc : existence de terroirs et cotations annuelles. Et les responsables de Saint-Emilion n’ont pas compris qu’en transformant le classement, qui devait être un outil de travail pour les professionnels, en outil médiatique pour les consommateurs et les journalistes, ils obtenaient un outil de travail bâtard qui a été contesté, car il était contestable.

 

En effet le classement de Saint-Emilion n’est pas réactif. Il est décalé de plus de dix ans sur les faits. La commission chargée d’établir le classement déguste des millésimes du passé produits entre deux et douze ans auparavant. Et elle doit en tirer des conclusions sur ce qui sera inscrit sur les étiquettes sur une période de dix ans après la publication du classement, et ceci quelles que soient les qualités et les défauts des vins à venir. La commission constate, malheureusement sans s’en émouvoir, qu’elle déclasse tous les dix ans des châteaux qu’elle avait précédemment jugés aptes à être classés. Ainsi en 1996 la commission avait établi une liste de 13 premiers grands crus classés et une liste de 55 grands crus classés. Prenons les 55 grands crus classés de 1996. Pendant dix ans, de 1996 à 2005, ceux-ci ont mentionné leur classement sur les étiquettes. Puis, dix ans plus tard, dégustant ces vins, mais sur la période de 1993 à 2002 (encore une bizarrerie du classement), la commission en  a déclassé 11. La commission se déjuge donc pour vingt pour cent de ses décisions précédentes. Il apparaît donc que, soit la commission déguste mal, soit la méthode de classement est mal conçue. Nous allons voir que les deux possibilités sont vraies. Quoi qu’il en soit le consommateur est trompé.

 

La commission chargée d’établir le classement comprend neuf membres choisis par le Conseil des Vins de Saint-Emilion et nommés par l’INAO. A l’origine et pour les deux classements suivants, cette commission était composée de courtiers et de négociants, donc de personnes dont le métier est conditionné par la qualité de leurs dégustations et par leur connaissance du marché des grands vins. Depuis 1996 le Conseil des Vins de Saint-Emilion a cru bon d’inclure dans la commission d’autres spécialistes : géographie, géologie, droit, etc. Ainsi les dégustateurs professionnels sont devenus minoritaires : quatre sur neuf. Mais tout le monde a dégusté. Que diriez-vous si, à l’internat de médecine, on demandait à un architecte et à un électricien, non seulement de vérifier les salles d’opération, mais aussi de juger les étudiants en chirurgie ? La commission n’était pas compétente pour déguster les vins. La plupart de ses membres n’avaient même pas suivi la formation obligatoire à laquelle doivent se soumettre les dégustateurs des commissions d’agréments des vins d’appellation d’origine dans toute la France !

 

La commission de classement, lorsqu’elle est mise en place doit résoudre un problème de taille. Elle ne dispose d’aucun règlement de classement. Les méthodes de travail, les fiches de dégustation, les grilles d’évaluation des vins, le seuil de qualité à atteindre, l’évaluation du terroir, les visites des vignes, les visites des chais, etc. Rien n’est prévu. Par conséquent la commission doit faire elle-même un règlement, juger, puis l’appliquer. Toute cette démarche est contraire à la notion de séparation des pouvoirs indispensable dans un système démocratique. En effet le même organisme, la commission de classement, fait la loi, juge et décide. Le législatif, le judiciaire et l’exécutif sont cumulés par les mêmes personnes. Inadmissible et sources d’erreurs ; le même organisme ne pouvant être compétent dans tous les domaines. Un représentant d’une vieille famille de Saint-Emilion parlait d’incurie. Ajoutons que la Commission s’est permise de classer les bouteilles par groupes en fonction des classements précédents, puis qu’elle a effectué des séries de dégustations en levant l’anonymat à la fin de chaque séance de dégustation. On voit bien que dans ces conditions il ne reste plus grand chose de l’anonymat requis dans les dégustations à l’aveugle et que les catégories créées sont une source d’inégalité de traitement entre les châteaux.

 

Le règlement, non de travail de la commission qui n’existe toujours pas, même à ce jour, mais le règlement des candidatures, prévoit plusieurs dispositions qui n’ont pas été respectées par la commission de classement. Précisons au passage que ce règlement n’a été publié que plusieurs mois après la date limite pour le dépôt des dossiers de candidature. Le règlement prévoit (article 5) que chaque candidat « doit avoir au cours des 10 dernières années, obtenu ou moins pour 7 récoltes, le certificat d'agrément correspondant à l'appellation « Saint-Emilion grand cru » ».  Le corollaire de cet article est : les dégustations prises en compte pour le classement portent sur les 7 meilleurs millésimes. Sinon il y a inégalité de traitement entre les différents châteaux. Pire, la commission a exigé de la part de certains châteaux de déguster tous les millésimes sous peine d’élimination, ce qui constitue un abus de pouvoir. Et elle a utilisé ces vins non présentés dans la note globale. Et encore pire elle a utilisé au moins une fois un vin en simple appellation Saint-Emilion. Quand certains parlent d’incurie… Un autre article du règlement de candidature (article 6) prévoit que « la commission établit son jugement à partir de tous les facteurs qui peuvent être pris en compte pour justifier ou infirmer le classement… ». Or la commission a refusé d’examiner un grand nombre de paramètres : vins en cours d’élevage dans les chais (non pour modifier une note de dégustation, mais pour donner une impression d’ensemble sur l’évolution du vignoble), visite des chais, visite des vignes, etc.

 

A l’évidence la commission déguste mal. Composée en majorité de non-professionnels, ses conclusions sont en contradiction avec les dégustations des acheteurs qui, bien évidemment, n’ont pas pour habitude d’acheter chers de mauvais vins. Elle est en contradiction avec les dégustateurs des grands concours. Elle est en contradiction avec les conclusions des professionnels des vins et des journalistes spécialisés, tels Robert Parker et bien d’autres. Comment une commission qui se réunit une fois tous les dix ans peut-elle expliquer que tout le monde se trompe en permanence sauf elle ?

 

Dès 1997 j’avais demandé au président du Conseil des Vins de Saint-Emilion de prévoir une réforme sérieuse du classement de Saint-Emilion. Il m’avait répondu que ce n’était pas urgent. Non convaincu et ayant mis en évidence les défauts des textes, les imprécisions et les irrégularités commises, j’ai entamé un travail de proposition de réformes et je les ai soumises au Conseil des Vins de Saint-Emilion par écrit en 2001. Nous avons échangé quelques textes puis le Conseil des Vins de Saint-Emilion s’est inscrit aux abonnés absents. J’ai effectué des relances en 2002 et 2003. J’ai appris un jour au hasard d’une rencontre en haut de la rue Guadet, quelques mois avant le lancement des procédures du nouveau classement, que le conseil d’administration avait jugé ce dossier non prioritaire. Funeste erreur de jugement ! J’avais prédit par écrit à peu près tous les problèmes qui viennent aujourd’hui remplir les colonnes des journaux après l’annulation du classement de 2006. Toute personne qui prenait la peine de lire les textes, de les analyser et donc constater l’absence de procédures de travail de la commission aurait pu prévoir ce qui allait se passer.

 

Le classement de Saint-Emilion est mort dans sa forme actuelle. Et la possibilité pour l’INAO d’interjeter appel aujourd’hui ne changera rien sur le fond et signifierait la suspension de tout classement pour au moins trois ans. Ce n’est plus un débat de juristes à qui l’on va peut-être demander de débattre sur les procédures et rechercher les jurisprudences les plus exotiques comme l’a fait le 25 mars 2008 au Tribunal administratif de Bordeaux le Commissaire du gouvernement pour essayer de trouver des justifications aux nombreuses erreurs de procédures constatées. Les erreurs et les dégâts sont apparus au grand jour. J’avais prévenu le Conseil des Vins de Saint-Emilion des risques qu’il prenait en ne réformant pas. Maintenant il faut faire cette réforme. D’urgence.

 

Je renouvelle ma demande, rappelée aux deux dernières assemblées générales du Conseil des Vins de Saint-Emilion, de création d’une commission chargée de revoir le classement de Saint-Emilion. Cette commission devra tout d’abord avoir une réflexion de fond sur l’utilité et la signification du classement. Elle devra ensuite effectuer un travail précis sur les points suivants :

  1. historique du classement, car le passé ne s’efface pas
  2. utilité du classement : outil de professionnels du marché des vins ou instrument médiatique ou les deux ?
  3. éthique du classement : qualité et tradition des châteaux ou recherche du jackpot ?
  4. terroir : géologie, hydrologie, climat, assiette foncière, la vigne, l’homme et son savoir-faire, rendements, distinction entre les vins fins et les extractions de chêne avec des barriques à « chauffe forte plus », le vin se fait-il avec un grand nombre d’heures de travail dans les vignes ou avec des chais d’architectes ?
  5. qualité des vins et critères d’appréciation en temps réel (les primeurs par exemple) et à très long terme (capacité de vieillissement sur bien plus de dix ans)
  6. cotation des vins sur les marchés en quantités significatives
  7. respect des notions d’appellation d’origine contrôlée, agriculture durable, protection du personnel, protection des consommateurs, préservation des sols, préservation de la faune, préservation de la flore, etc.
  8. règlement intérieur définissant précisément le travail de la commission de classement, grille d’évaluation des terroirs, des vignes, des chais, des vins, etc. avec un système de notation et fixation des seuils
  9. débat contradictoire, recours, arbitrage
  10. et toute autre bonne question à étudier, car les points ci-dessus ne constituent pas une liste exhaustive.

 

A titre personnel et à l’expérience des classements de la région de Bordeaux avec leurs qualités et leurs défauts, du répertoire des grands terroirs déjà connus pour la plupart, de la sanction des marchés, il me paraît souhaitable de garder un classement et de considérer comme faisant partie des grands crus classés tous les châteaux l’ayant été (reconnaissance des terroirs) et de prévoir un système de contrôle continu fondé sur les marchés, celui de la Place de Bordeaux en particulier, afin de garantir aux consommateurs une information réelle et fiable (respect des clients). Ce système de contrôle devra en particulier assurer un rôle pédagogique de maintien au plus haut niveau sans remettre en péril par surprise et par hasard de vieilles propriétés familiales en contradiction avec les efforts effectués par celles-ci. Il n’y a pas de désarroi à Saint-Emilion. Les viticulteurs ont l’habitude des calamités, gel, grêle, maladies de la vigne, spéculation sur le verre des bouteilles, chute des cours des vins, malaise économique, bureaucratie. Dans ce métier l’avantage acquis n’existe pas et comme me le disait un collègue : « celui qui n’a pas d’estomac ne doit pas être viticulteur ». Le viticulteur doit se battre dans tous les domaines.